Covid-19 et dérèglement climatique anthropique ne sont pas indépendants. D’abord, un tel type de zoonose est directement imputable à l’action de l’homme sur la biosphère, puisque le déclin de la biodiversité engendré par l’activité industrielle augmente les risques de transmission des pathogènes et l’émergence des maladies associées[1]. Ensuite, à travers les pratiques de braconnage puis de marchandisation d’espèces protégées comme le pangolin, possible « hôte intermédiaire »[2] du coronavirus, les contacts entre animaux et humains s’intensifient. Les marchés chinois insalubres où a lieu le trafic illégal d’une espèce menacée sont des lieux propices à la transmission de germes pathogènes de l’animal à l’homme. Enfin, l’hypermobilité humaine a évidemment accéléré la propagation de la maladie, soulignant un effet pervers supplémentaire d’une mondialisation débridée, où la Chine est effectivement aux portes de l’Europe.

L’émergence de telles pandémies, des maladies infectieuses plus récurrentes et plus tenaces, est une tendance générale à laquelle nous allons devoir nous résoudre. L’Homme dérègle son environnement et se croit, en « maître et possesseur de la nature », intouchable. Ce faisant, il ignore délibérément qu’il n’est pas une monade isolée et coupée de son milieu de vie. La santé des populations humaines, animales et végétales sont trois données indissociables et malheureusement trop souvent cloisonnées.

L’interdépendance végétal-animal-homme

Cette idée que santé humaine, santé animale et santé terrestre sont imbriquées se retrouve dans la pensée de Glenn Albrecht. Cet éco-philosophe est le père du concept de « solastalgie », qu’il définit comme « la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. »[3] De même, selon Elyne Mitchell, la dégradation de notre milieu naturel va de pair avec celle de notre santé mentale[4], puisque « divorcé de ses racines, l’homme perd sa stabilité psychique ». Le lien de corrélation entre la détresse des écosystèmes et la détresse humaine au sein de l’interface homme-nature doit nous alerter sur l’interdépendance de tous les acteurs du « système terre »[5], trop souvent oubliée depuis Descartes. Le terme de solastalgie, une forme spécifique de mélancolie causée par la désolation écologique intense et le manque de « solace » (refuge, patrie), est d’ailleurs en vogue depuis quelques années.

Glenn Albrecht, père de la solastalgie

La solastalgie est une maladie philosophique. C’est une forme de dépression caractérisée par des sentiments puissants, des vagues de détresse, de peur et de douleur. On peut la rapprocher d’un processus de deuil[6] : les trésors du vivant et la beauté des choses ont été altérés et ne seront plus jamais les mêmes ; l’expérience de la perte du monde commun – que l’homme a sacrifié – est souvent vécue comme une forme d’arrachement à la mère. La nature de jadis, ou l’image idyllique et idéalisée que nous en gardons, est devenue l’objet d’un désir intense et irrépressible. Tenace, ancré dans l’estomac, il ne nous lâche pas : c’est la Sehnsucht, l’impulsion nostalgique et désespérée de ceux qui n’ont pas leur place dans le monde et qui rêvent de la fuite vers un inconnu disparu et inaccessible. Ensuite, il faut intégrer que le futur sera périlleux, si ce n’est sombre. Inutile d’élaborer des scénarios de fin du monde : la seule idée d’une société résiliente éloignée du « confort » des Trente Glorieuses peut en effrayer certains. Pourtant, une vie plus simple, plus humble et en harmonie avec le monde est une perspective réjouissante à bien des égards !

La solastalgie, c’est aussi un mélange confus de frustration, de détresse et d’impuissance face à l’inaction des puissants. La sensation de dépossession de soi et de son avenir a le goût amer de l’injustice. Avec la colère vient la mélancolie : le goût de la vie disparaît peu à peu, remplacé par une lucidité dangereuse.

Une expérience existentielle vers la création d’un autre modèle

La solastalgie est une expérience existentielle, « l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu. » Une fois surmontée, cette expérience vécue de la perte du présent peut agir comme une force créatrice. La crise climatique signe la fin d’un monde, l’abandon définitif du rêve productiviste, de l’image de la « modernité » qui est le nôtre depuis la révolution industrielle du 18e siècle, et la coupure finale avec les chimères de la croissance infinie des Trente Glorieuses. Toutefois, la fin d’un monde n’est pas la fin du monde ! Se détacher d’un modèle destructeur et nocif, c’est la promesse d’une page blanche et d’un processus de création collective. Une véritable quête de sens sociétale s’ouvre alors : il s’agit d’inventer puis de faire naître la société dont nous voulons et de nous recréer ce « solace » perdu, cet idéal disparu.

Tout commence au niveau individuel, en surmontant cette perte de sens pour transformer la détresse écologique en une énergie positive. Pour lutter contre l’angoisse et participer au changement, quoi de mieux que de s’engager au quotidien, à travers une association, un collectif citoyen, un projet de vie individuel ou un changement professionnel ? Le meilleur moyen de vivre avec la lucidité et un regard critique et éveillé sur le monde reste l’action. Dans la lutte pour démanteler le système néolibéral qui broie l’humain et le vivant, dans le combat contre l’asservissement de la vie à des logiques marchandes et dans l’élaboration active d’alternatives crédibles et désirables, l’homme est actif en créant le monde de demain : s’engager dans une association locale, dans la protection ou la restauration de son environnement, discuter avec ses voisins, sensibiliser les plus jeunes, répandre l’idée d’un regard critique sur le monde, vivre en accord avec ses convictions sont autant de façons de sortir de l’isolation arendtienne, l’inaptitude des hommes esseulés à agir de concert qui réduit leur potentiel d’action politique.

J’évoquerai ici la « résilience intérieure » définie par Boris Cyrulnik comme une « stratégie de lutte contre le malheur qui permet d’arracher du plaisir à vivre, malgré le murmure des fantômes au fond de sa mémoire » : il s’agit d’intégrer psychologiquement la fin d’un monde, d’un modèle de société, d’une phase historique… pour mieux préparer celui d’après. Dans la solastalgie se cache un potentiel de vie et d’énergie : c’est l’action, si chère à Camus et Arendt, qui nous fait respectivement dépasser l’absurde et sortir de la sphère privée pour entrer dans le politique.

Pourquoi s’en remettre aux puissants pour effectuer ce changement de paradigme, se défausser de son pouvoir d’action individuel et de sa force créatrice d’être humain ? Pourquoi ne pas commencer par se changer soi-même, pour ensuite construire ensemble les alternatives ? Pour cela, il est nécessaire de dépasser l’isolement dans laquelle nous plonge la solastalgie. Sortir de la colère et de la résignation est le premier pas vers l’élaboration d’un avenir en commun.

C’est la sensibilité trop souvent décriée qui sera notre meilleure alliée. Car si l’ouverture au monde qui nous entoure, avec son œil critique, permet de détecter ce qui peut y être amélioré, cette sensibilité rend aussi notre relation à la nature si intense. Pour garder en mémoire le souvenir de ce que l’on aime et veut protéger, il faut opérer une rupture avec le monde de la concurrence effrénée auquel il faudrait à tout prix « s’adapter », et dont le rythme toujours plus exigeant broie les hommes – aussi bien au travail que dans leur temps libre – et le vivant. Ralentir, se rattacher au(x) rythme(s) naturel(s) est aujourd’hui le luxe de certains, mais le refus de la course folle aux profits (« rat race ») est une vraie revendication collective et sociétale que nous devons porter en avant. Réhabilitons les émotions, dont la force de conviction n’a pas à rougir face aux soi-disant « faits bruts » qu’on veut à tout prix nous asséner. Apprenons à varier nos points de vue et à ne pas être dogmatique, car la possibilité d’une remise en question est la base d’un vrai débat démocratique. En appeler à des valeurs et à des émotions humaines permet de prendre le contre-pied sur une culture du nombre, du calcul, de la soi-disant science brute et des statistiques. Pour cela, nous aurons tous besoin de nous ouvrir et de réhabiliter cette sensibilité cachée, étouffée par un modèle bétonné, trop froid et impersonnel.

Perdre la terre est une souffrance psychique polymorphe. L’anthropocène est une perturbation profonde de la biosphère ; c’est aussi un bouleversement humain émotionnel et psychologique. Les travaux universitaires de certains éco-psychologues, certaines ressources en ligne[7] et des groupes de soutien[8] sont une première étape pour lutter contre l’angoisse : ils permettent de se sentir compris en rejoignant un solace virtuel, parfois de relativiser, de dédramatiser, et de se concentrer sur les alternatives florissantes qui ébauchent ça et là un autre monde, pour s’engager soi-même.

La solastalgie, ou le deuil d’un modèle obsolète et l’affirmation claire et catégorique de sa remise en question totale et systématique signe donc le début d’une phase de création collective d’un monde nouveau, que nous devons entamer avec optimisme, confiance et espoir.


[1] « C’est bien le déclin de la biodiversité qui, en réduisant les populations d’hôtes et, ce faisant, la probabilité d’apparition des résistances, augmente les risques de transmission des pathogènes et l’émergence des maladies associées. » In « La pandémie de Covid-19 est étroitement liée à la question de l’environnement », Le Monde.fr, 17 avril 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/17/la-pandemie-de-covid-19-est-etroitement-liee-a-la-question-de-l-environnement_6036929_3232.html.

[2] L’hôte intermédiaire n’est pas à l’origine du virus, mais est l’espèce responsable de sa transmission directe à l’homme.

[3] In Glenn Albrecht, Les Émotions de la Terre.

[4] « But no time or nation will produce genius if there is a steady decline away from the integral unity of man and the earth. Divorced from his roots, man loses his psychic stability. » In Elyne Mitchell, Soil and Civilization

[5] C’est l’approche prônée par l’écologie de la santé (one health) qui insiste sur la nécessaire reconnexion du vivant, du végétal et de l’homme, et perçoit le tout comme une harmonie brisée à restaurer.

[6] Voir l’illustration « Collapsologie & courbe de deuil », présages, consulté le 16 mai 2020, https://www.presages.fr/blog/2018/1/4/3-bla-bla.

[7] Voir notamment Mr Mondialisation, « « Solastalgie » : quand la peur de l’effondrement rend malade », Mr Mondialisation (blog), 3 février 2019, https://mrmondialisation.org/solastalgie-quand-la-peur-de-leffondrement-rend-malade/; ainsi que « Solastalgie, éco-anxiété… Les émotions de la crise écologique », France Culture, 21 février 2020, https://www.franceculture.fr/environnement/solastalgie-eco-anxiete-les-emotions-de-la-crise-ecologique, et « La résilience : c’est quoi ? », Changement climatique, eco-anxiété (blog), 22 avril 2019, http://www.solastalgie.fr/la-resilience-c-est-quoi.html

[8] Notamment le groupe Facebook très bienveillant « la collapso heureuse ».


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