Sociologue suisse, spécialiste d’Antonio Gramsci, Razmig Keucheyan étudie le capitalisme contemporain et les moyens dont nous disposons pour y mettre fin. Il a publié, en 2017, une cartographie des pensées de gauche (Hémisphère gauche). Son essai Les besoins artificiels (2019) interroge nos désirs prisonniers du consumérisme. Avec une question : comment se libérer collectivement de ces besoins aliénés pour retrouver notre désir authentique, le désir d’une vie bonne ?

Le productivisme, une double machine de mort

Pour se perpétuer, la machine consumériste engendre des besoins artificiels qu’elle renouvèle à l’infini. Le capitalisme productiviste est un système mortifère pour l’individu comme pour son environnement. Il est par nature productiviste, parce qu’il a la croissance pour seul horizon, parce qu’il se construit sur une dynamique illimitée d’accumulation du capital. 

Par conséquent, nous observons d’une part l’aliénation[1] des besoins personnels et collectifs, puisque je ne suis plus autonome, maître de mes désirs. Et d’autre part, nous vivons une gigantesque expérience de déprivation[2], puisque la crise environnementale nous arrache à un monde commun, et par cela nous prive de certaines expériences existentielles (par exemple, la contemplation d’un ciel étoilé[3].)

Or, comme en témoigne l’apparition de mouvements sociaux revendiquant un « droit à l’obscurité »[4], déprivation ne signifie pas résignation, mais constitue plutôt le point de départ de la lutte sociale et politique.

Le potentiel révolutionnaire des besoins

Les besoins, parce qu’ils sont au fondement de ces deux crises, la crise de sens et la crise écologique, sont essentiels pour la pensée critique contemporaine. Amorcer une réflexion sur les besoins présente un double intérêt : ils représentent le problème et la solution. Puisque la consommation crée la production (et vice-versa), les besoins ont un potentiel disruptif énorme. Redéfinir nos besoins recèle donc une force révolutionnaire. 

Les besoins artificiels, mobiliser le passé pour agir dans le présent

Karl Marx soulignait déjà, en 1843, la position centrale des besoins dans la machine capitaliste : « Une révolution radicale ne peut être que la révolution des besoins radicaux« , écrivait-il.

Dans son sillage, André Gorz et Agnès Heller ont poursuivi l’élaboration d’une théorie critique des besoins. Telle est également l’entreprise de Razmig Keucheyan, qui mobilise dans son essai un riche héritage conceptuel. L’auteur prolonge l’analyse socio-économique marxienne pour aboutir à la théorie des « besoins radicaux » ou « fondamentaux » [5] de A.Heller et A.Gorz. L’auteur introduit aussi avec Gramsci, dont il est spécialiste, l’analyse politique de l’échelle globale, via les notions d’hégémonie et de rapport de force.

Parsemé d’éléments historiques, de la Commune de Paris aux soviets, cet essai mobilise de multiples points de vue, des penseurs et des références dans diverses disciplines : Perec, Confucius, les Arts and Crafts, l’école du Bauhaus, Trotski, Thoreau… Keucheyan nous montre que ce bagage intellectuel est aujourd’hui plus pertinent que jamais : les besoins étant à la racine de la crise de la modernité, la désaliénation individuelle est inséparable de l’émancipation collective, donc sociale et politique.

La pensée critique de gauche nous enjoint à penser la phase actuelle du capitalisme, le capitalisme « financiarisé » ou « néolibéralisme », dans lequel la logistique revêt une place centrale, tout en utilisant les outils intellectuels du passé. Keucheyan actualise la pensée des XIXe et XXe siècles pour analyser le « biocapitalisme » ou le « cosmocapitalisme » du XXIe siècle.

Agnès Heller, philosophe et sociologue hongroise (1929-2019)

Vers les biens émancipés et le « luxe communal »

L’intérêt de cet essai est double : il nous propose de nous désaliéner individuellement et collectivement, d’émanciper nos besoins, donc nos biens. L’horizon de Marx ou de William Morris est celui des biens « émancipés » : des biens durables, répondant à un besoin réel, autonome, qui vient de l’individu. Ce sont des biens qui remplissent, qui enrichissent réellement. Marx parlera d’une « richesse sans abondance ».

On retrouve ici l’idée d’un « luxe communal », un luxe démocratique aux biens solides, utiles, agréables et beaux, accessibles à tous. La pensée de William Morris est enrichie par les progrès technologiques, qui nous permettent de produire des biens modulables donc plus durables, car réparables et susceptibles d’améliorations infinies (cf. l’exemple prometteur du FairPhone). Encore une fois, le recours à l’histoire enrichit la théorie contemporaine.

Une généalogie des besoins

Poursuivant ses investigations historiques, Razmig Keucheyan dresse aussi une généalogie des besoins. Il montre qu’ils sont de différente nature (physiologique, sociale, matérielle ou immatérielle) et qu’ils évoluent dans le temps (le XVIe siècle ne connaissait pas le besoin d’un « droit à l’obscurité »). Surtout, les besoins sont subjectifs et propres à chaque individu. Établir la liste de ses besoins légitimes est une entreprise individuelle et non universalisable.

L’intrication des échelles collective et individuelle : une définition dialogique des besoins

Que faire, une fois ces différents constats effectués ? Il est clair que les biens sont le nœud du problème comme de la solution, que l’émancipation sera collective et individuelle… Mais voilà : comment se désaliéner ?

Reprendre la main sur nos besoins (les autonomiser, c’est-à-dire se les réapproprier pour les rendre authentiques) est un combat qui se joue à tous les niveaux. Si la démarche individuelle constitue un commencement nécessaire, l’échelle individuelle et l’échelle collective sont inséparables. Il faut se questionner sur ses besoins personnels, mais selon le modèle des thérapies collectives et des cercles de paroles, des « débiteurs anonymes » aux « simplicity circles »[6]. Le processus de libération du consumérisme est nécessairement collectif. A travers le dialogue, nous ferons émerger « d’en bas » une structure des besoins soutenable et émancipée. Les besoins authentiques se définissent de façon dialogique et non ontologique[7] : pas de « dictature des besoins » à l’horizon !

Deux étapes, de la théorie à la pratique

La première étape est donc intellectuelle : il s’agit de redéfinir théoriquement ce dont nous avons besoin. Ce geste inaugural n’est que le premier pas : il ouvre la porte à l’action politique au sens large. La société civile est le levier fondamental qui permettra de faire basculer le rapport de force et de remporter l’hégémonie.

En sortant de la sphère privée et de son statut de consommateur, en se constituant comme groupe, le citoyen devient actif. L’individu entre dans le domaine du politique. D’où la nécessité d’une écologie sociale et solidaire, incluant toutes les classes sociales, fédérant tous les groupes sociaux.

La deuxième étape est celle de la pratique et de l’organisation politique au sens large. Les citoyens sortent de l’isolement privé, s’organisent en groupes et décident de leur existence en commun. Ils s’autonomisent et ils deviennent maîtres d’eux-mêmes.

Des propositions bien concrètes, des outils intellectuels pertinents

Razmig Keucheyan mélange analyse théorique pointue et propositions concrètes tout au long de ces 200 pages. Ainsi, quelques pistes sont proposées pour faire basculer le rapport de force du côté des biens « émancipés » ou « radicaux » (par opposition aux besoins « artificiels »). Par exemple :

Du côté de la production des biens, étendre la durée de garantie légale à 10 ans, y compris pour les biens semi-durables[8] ; produire des objets modulables, réparables à l’infini, en universalisant les composantes et en rendant accessibles les pièces détachées.

Il suggère également de réconcilier la production et la consommation comme les deux faces d’une même médaille, en unissant les associations de consommateurs (UFC-Que Choisir, 60 millions de consommateurs…) en une fédération qui serait reliée aux syndicats. Elle constituerait ainsi une force unie. En réunifiant le producteur et le consommateur, il devrait être possible de faire basculer le rapport de force du côté des biens émancipés.

Enfin, s’emparer de l’enjeu de la logistique : aujourd’hui, le transport des biens lui-même est un enjeu de création de valeur. Le moindre ralentissement lors du déchargement des marchandises a des conséquences sur leur valeur financière. Les questions de stockage sont des enjeux politiques, comme en témoigne la lutte contre l’installation d’entrepôts Amazon à Ensisheim, Belfort ou Dambach. Blocages, grèves, « opérations escargot »… sur le terrain syndical, il importe d’investir les questions de logistique.

Une pensée vivante

Avec un style clair et incisif, Razmig Keucheyan mêle histoire, sociologie, théorie politique, psychanalyse… pour encourager l’action concrète et la reprise en main de nos besoins. La question charnière des besoins offre l’angle d’attaque idéal pour réconcilier les enjeux de production et de consommation, en articulant le niveau individuel et le niveau collectif. Son analyse fine, très riche, est placée sous le signe de la transdisciplinarité : elle mobilise des références multiples, sans cloisonner les savoirs dans des disciplines figées.

Quelques pistes :

Pour poursuivre la réflexion, je vous encourage à vous procurer et lire par vous-même Les besoins artificiels (mais pas sur Amazon !). Outre de nombreuses propositions concrètes, vous découvrirez de grands penseurs des sciences humaines. Cet essai constitue une première approche idéale à la critique du capitalisme contemporain.

C’est un travail sur soi enrichissant que de se questionner individuellement : « De quoi ai-je besoin pour vivre ? » Redéfinir ses besoins, prendre conscience de son aliénation (pourquoi mon armoire est-elle autant remplie ?) et changer son point de vue sur la consommation passe par une nécessaire phase d’introspection.

Vous pouvez également signer la pétition sur l’extension de la durée de garantie légale à 10 ans : https://www.consoglobe.com/garantis-10-ans-petition-cg


Notes :

[1] Aliénation : le fait de ne pas s’appartenir, de ne pas être maître de soi-même. Marx développe cette notion pour désigner la situation des prolétaires contraints de vendre leur force de travail pour survivre. Dans le contexte de la critique des besoins, l’aliénation est le résultat de la prolifération de besoins artificiels toujours nouveaux créés par le capitalisme. Les besoins que le capitalisme fait naître pour perpétuer en tant que système pénètrent les individus. Le marketing instaure des envies qu’il fait passer pour des besoins essentiels. En cela, on peut dire que l’individu moderne n’est plus maître de ses besoins.

[2] Déprivation : concept développé par le pédopsychiatre Donald Winnicott, la déprivation se distingue de la simple privation (c’est-à-dire la non-satisfaction d’un besoin). Il s’agit plutôt de la non-satisfaction nouvelle d’un besoin qui autrefois l’était (par exemple, le droit à la nuit.) Ce n’est pas la même chose : dans la déprivation, la mémoire de la satisfaction passée continue à hanter la personne, à la manière d’un spectre. (Les besoins artificiels, Razmig Keucheyan, p.67)

[3] L’éclairage artificiel, dans les villes, s’impose au long du XXe et XXIe siècle comme une nécessité. Outre les répercussions sur la faune et la flore, ce jour artificiel permanent perturbe le rythme circadien humain et les cycles hormonaux, et rend la contemplation d’un ciel étoilé de plus en plus rare.

[4] En 1988 est créée l’International Dark-Sky Association (IDSA). Le Dark-Sky Movement (« mouvement en faveur d’un ciel obscur ») milite contre la perte de la nuit et la colonisation lumineuse, la lumière artificielle qui avance et la nuit qui recule inexorablement. Ils créent des parcs aux étoiles ou des réserves de ciel étoilé. L’objectif est de préserver la vie nocturne de la faune et de la flore, mais aussi de permettre l’expérience humaine d’une nuit intégrale. (Les besoins artificiels, Razmig Keucheyan, p.18, et http://darksky.org.)

[5] Pour Agnès Heller, les besoins radicaux sont les besoins consubstantiels à la définition de la vie humaine, d’une vie bonne. Ce ne sont pas nécessairement des besoins biologiques absolus (on peut par exemple survivre sans avoir besoin d’aimer et d’être aimé, de se cultiver, de faire preuve d’autonomie et de créativité manuelle et intellectuelle, de prendre part à la vie de la cité ou de contempler la nature), mais ce sont les besoins authentiques dont dépend notre bonheur. André Gorz les appelle les « besoins qualitatifs ». (Les besoins artificiels, Razmig Keucheyan, p.44)

[6] Les débiteurs anonymes sont des cercles de parole qui reprennent le principe des alcooliques anonymes. Les cercles de simplicité poursuivent la démarche de désaliénation : une fois débarrassé de ses habitudes de consommation compulsive, le participant manifeste souvent la volonté de rompre avec le caractère inauthentique du mode de vie moderne, dont le consumérisme est présenté comme l’une des dimensions. (Voir Les besoins artificiels, Razmig Keucheyan, p.85)

[7] Il s’agit de définir les besoins radicaux, authentiques, par le dialogue, non pas l’arbitraire. Chacun est maître de ses besoins et détient ses propres critères d’utile et de nécessaire.

[8] La durée de garantie légale, gratuite car incluse dans tous les biens à l’achat (sauf biens semi-durables comme les chaussures ou les vêtements), est de deux ans depuis la loi Hamon (2014). L’association Les Amis de la Terre propose d’étendre cette garantie à 10 ans, une avancée majeure vers des biens réellement durables, qui limiterait considérablement les profits juteux des grandes enseignes de distribution, à base d’ « extensions de garantie ».

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