Photo par sean okihiro de FreeImages

La question se posait déjà avant l’épidémie du Covid-19. Elle se pose d’autant plus qu’on est maintenant davantage conscients des restrictions de liberté qu’une crise grave peut entraîner. La lutte contre le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité exigent en effet des restrictions fortes de notre consommation (1). Elles supposeraient aussi de diminuer nos déplacements, en particulier ceux en avion ou voiture. Bref, l’ensemble des changements nécessaires pour rendre notre société plus écologique semble immense. Est-ce que ce changement ne doit pas être dictatorial pour advenir ? 

Les limites de la démarche individuelle de changement social

La méthode qui reste souvent promue est celle du changement individuel comme moyen du changement collectif (2). Il faudrait se transformer pour transformer la société. Le problème est qu’une telle méthode postule que la société est composée d’individus au comportement indépendant les uns des autres. Or elle est bien plus. La société se structure au travers d’institutions, plus ou moins hiérarchiques. Leur pouvoir découle de l’absorption du consentement des individus qui y participent : l’entreprise, l’État, la famille, etc. Outre ces institutions, on dépend aussi de relations interpersonnelles, amicales en particulier, qui nous influencent grandement. Face aux rapports institutionnels d’obéissance et d’autorité, et aux rapports interpersonnels d’imitation, d’influence, etc., les individus apparaissent comme bien isolés. D’où la nécessité d’une autre méthode, collective, qui parte du haut plutôt que du bas. Pour transformer les institutions en même temps qu’on transforme les individus. 

L’idée de dictature écologique a-t-elle un sens?

Est-ce qu’alors il ne faudrait pas une « dictature écologique » ? Si la population ne veut pas d’elle-même devenir écologique, qu’à cela ne tienne, on l’y forcera, parce qu’il le faut. Et c’est ce dont on accuse les écologistes (3). Tout le problème est alors de savoir si on pose correctement la question. Pour cela, on doit définir ce qu’on entend par dictature. Ce terme a un sens normatif et un sens descriptif. En un sens normatif, dans le langage courant, ce mot désigne un gouvernement injuste ou illégitime. Mais dans ce cas, la question ne veut plus rien dire. On ne peut y répondre que par « non ». Nul ne voudrait être gouverné par un gouvernement injuste. Poser la question ainsi est en fait plutôt un moyen de délégitimer la cause écologique elle-même. Car, par définition, nul ne désire l’injustice.

Voyons le sens plus descriptif et technique : c’est le gouvernement d’un seul qui dirige sans contrôle (4). Mais cela non plus ne fonctionnerait pas, à l’évidence. Sans contrôle, un pouvoir peut facilement dériver de ses objectifs, ce qui est d’autant plus facile lorsqu’on parle d’écologie. La dictature, qui ne semble pas favoriser la vie de quelque société que ce soit, n’est pas plus adaptée à l’instauration d’une société écologique. La formule naïve d’une « dictature écologique » n’a ainsi guère de cohérence. 

L’autre danger : la technocratie autoritaire

Il y a une différence entre autoritarisme et dictature

Le vrai danger se trouve sans doute ailleurs : dans la figure d’un gouvernement autoritaire et scientiste. Or ce n’est pas techniquement une dictature (4). C’est plutôt une autre version de la technocratie : un gouvernement de scientifiques et d’ingénieurs. Il pourrait être soumis un contrôle, mais moindre. Par exemple, seulement à des objectifs de type écologiste, à l’exclusion de tout autre objectif, ou bien à une version « light » de la Déclaration des droits de l’homme, expurgée par exemple du droit de propriété, pour garantir le plus grand respect des impératifs écologiques. Cette idée qui est dans l’« Air » du temps : le livre du même nom réfléchit sur cette idée sans l’encourager (5).

La facilité avec laquelle la population a accepté les mesures restrictives relatives au Covid-19 est à cet égard parlante. Elle montre que si on informe suffisamment la population de l’urgence d’une situation, elle accepte sans problème de céder une partie de ses droits pour sa survie. Et ce, en particulier si on nomme au gouvernement des figures dotées de l’autorité la plus grande qui soit aujourd’hui : celle de la science et de la technique. Mais c’est une autre question qui vient alors à l’esprit. Un gouvernement écologique pourrait-il procéder de façon autoritaire et strictement verticale ? En limitant d’en haut et de façon policière la consommation de certains produits, ou le nombre de voyages que chaque personne pourrait faire, etc. ?

Limites de la technocratie

Certes, il faudrait prendre une partie de ces mesures verticalement. Mais pas l’intégralité d’entre elles. En fonction du climat local, de la dispersion de la population, des formes d’agriculture, des formes de production économique, il faudrait des mesures adaptées. Adaptées à chaque territoire, à sa capacité d’atteindre les objectifs posés, ce qui suppose par ailleurs un minimum de négociation entre les personnes concernées. Si dans cette perspective un État devrait inévitablement dicter des normes globales, il ne pourrait en préciser tous les détails et les modalités d’application. Sauf à proposer des mesures inefficaces et perçues comme illégitimes ici ou ailleurs.

Notre régime représentatif participe d’un tel modèle vertical. La Ve République, par sa mise en avant d’un président-monarque désormais « jupitérien », se place dans la continuité de l’histoire française. Depuis Louis XIV, la centralisation du pouvoir et la méfiance vis-à-vis des pouvoirs provinciaux ou régionaux fait partie de sa marque de fabrique. Sans compter une mentalité hiérarchique d’infantilisation des citoyens (6). On a vu que, lors de circonstances qui exigent une adaptation rapide, une telle façon de gouverner peut vite se gripper.

La démocratie comme voie possible d’un changement écologique

La notion d’autonomie responsable

D’où la nécessité d’envisager quelque chose d’autre, qu’on pourrait qualifier de modalité « facilitatrice » de gouvernement. Un théoricien du politique, Archon Fung, parle à ce sujet « d’autonomie responsable » (7). Il s’agit d’une forme de mise en rapport du niveau vertical et du niveau horizontal de gouvernement qui vise à garantir à la fois la liberté et la responsabilité. Le niveau vertical, la hiérarchie, doit imposer au niveau horizontal un cadre de décision qui donne une certaine marge d’action dans le contenu de la décision à prendre mais définisse une méthodologie dans la modalité de décision qui permette, à toutes les voix et tous les besoins, une expression, et un certain contrôle a posteriori du bon suivi de la méthode et des objectifs concernés. Autrement dit, on vise le juste équilibre entre laissez faire et autoritarisme.

Un élargissement de la démocratie

Cela ne s’oppose pas à la démocratie, même représentative. Au contraire, cela suppose que la démocratie ne doit pas se jouer seulement dans des élections ou dans un vote, mais dans des démarches intégrées à la prise même des décisions. Au niveau de l’État français, cela signifie qu’on ne donnerait pas des ordres à suivre verticalement, mais des normes générales de décision à suivre qui devraient ensuite être appliquées au cas par cas par les instances inférieures, passant par une délibération méthodique avec les personnes concernées par la décision à instaurer.

Les conditions de réussite de l’autonomie responsable

Évidemment, la délibération ne s’instaure pas par décret : dans les cas étudiés par A. Fung, elle réussissait à condition qu’elle soit, tout d’abord, accompagnée d’une aide technique en termes d’implémentation (via par exemple la présence d’un médiateur ou facilitateur habile). Mais aussi par des moyens financiers nécessaires pour que les décisions prises par les autorités de bas niveau puissent être appliquées. Enfin, par un contrôle de l’autorité supérieure, pour qu’on soit sûr que la délibération fonctionne et que des décisions sont prises conformément aux valeurs établies préalablement, de façon assez ouverte. Une telle méthode est applicable dans un plan plus large, en Europe par exemple. Il parait peu crédible que des États s’imposent isolément des normes strictes de limitation de l’émission de CO2 et autres polluants. D’où la nécessité de les adopter collectivement.

Conclusion : Une autre conception de la liberté

Notre régime politique participe de l’idée qu’être libre, c’est être libre de la contrainte naturelle, se soumettant par là aux contraintes d’un système basé sur l’expansion perpétuelle de la production.  En ce sens, un gouvernement écologique limiterait notre liberté. Mais l’absence absolue de contraintes est impossible. Définir concrètement ce qu’est la liberté suppose donc de déterminer quelles contraintes sont légitimes et lesquelles ne le sont pas dans une situation. Un gouvernement écologique participerait ainsi d’une compréhension autre de la liberté. Cette distinction recoupe en quelque sorte celle entre liberté négative et positive : est-ce que la liberté consiste à ne pas subir des contraintes ou à développer son action dans un certain sens?

Or, s’il est légitime de limiter son comportement en vue de la prospérité et de l’accroissement de la vie humaine et non humaine, alors la liberté doit prendre un autre sens, non plus négatif mais positif. Elle ne peut plus être, comme aujourd’hui, la suppression des contraintes naturelles grâce au déploiement des capacités techniques de l’être humain. Mais plutôt, l’établissement de rapports mutuellement, réciproquement bénéfiques entre vivants et non vivants. Une telle définition de la liberté élargit nos horizons et nous oblige à examiner d’un point de vue plus large ce que nous vivons. On pourrait craindre que cela n’annonce la venue d’un nouveau moralisme aux habits verts. Il n’en est rien, car c’est à chacun de nous qu’il revient d’inventer des nouvelles façons d’être humain, qui répondent aux exigences de notre actualité. Mais plus on attend, plus les tensions et les débordements qui accompagnent les périodes de grand changement seront forts.

Notes

(1) L’ADEME a fait le point sur ce sujet en 2018 (https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/acv-biens-equipements-201809 synthese.pdf)

(2) Voir le livre de G. Chamayou dans La société ingouvernable (La Découverte). Il montre que c’est une tactique utilisée depuis les années 1960 par les entreprises pour échapper à leurs responsabilités.

(3) Je ne mettre pas de citation pour ne pas faire de publicité à ce type de discours. Mais une courte recherche internet sur ce point montre que cette croyance existe.

(4) H. Arendt distingue de façon utile tyrannie, gouvernement autoritaire, et totalitarisme. Voir l’essai « Qu’est-ce que l’autorité » issu du livre La crise de la culture.

(5) https://www.marianne.net/culture/air-et-si-une-dictature-verte-installait-l-ecologie-par-la-force.

(6) Ici aussi, l’exemple de la crise du coronavirus est parlant. Il y a une grande différence dans la façon dont le gouvernement allemand et d’autres se sont adressés à leurs citoyens avec celle du gouvernement français.

(7) Voir son livre : A. Fung, Empowered Participatory Governance. Reinventing Urban Democracy, 2004.

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