« Politique » vient de polis, « la cité » en grec ; « citoyen » signifie « habitant de la cité », « la ville » en latin : à en croire l’étymologie, la démocratie est née en ville. « On a l’habitude de penser que la démocratie moderne vient des Lumières, de l’usine, du commerce, de la ville. Opposé au citadin et même au citoyen, le paysan serait au mieux primitif et proche de la nature, au pire arriéré et réactionnaire », explique Joëlle Zask dans son ouvrage La démocratie aux champs.

Mais s’en tenir à l’étymologie serait faire fausse route : en réalité, démocratie et paysannerie ont toujours été liées à travers l’histoire. Plus encore, le travail de la terre est particulièrement propice à l’émergence d’un mode de vie démocratique en commun.

La démocratie aux champs : un tour d’horizon

Le bref essai de Joëlle Zask[1] paru en 2016, La démocratie aux champs, offre un tour d’horizon des expériences historiques et géographiques qui mettent en évidence le lien entre la démocratie et l’agriculture.

Condensé de références théoriques incontournables en philosophie politique, de la ferme comme « petite république » chez Jefferson au jardinage comme expérience chez Dewey, son ouvrage est aussi un répertoire instructif d’expériences empiriques.

Joëlle Zask nous invite à cheminer à travers l’histoire, depuis la double tâche d’Adam, de « cultiver » et de « garder[2] » la terre, jusqu’au jardin partagé que nous connaissons aujourd’hui, faisant émerger des pistes pour une écologie démocratique.

Ce périple nous permettra de rencontrer le « farmer » jeffersonien, « propriétaire de soi » habité par l’amour inexpugnable de la liberté ; nous découvrirons que le jardinage est une expérience[3] pédagogique nécessaire au développement d’une individualité auto-gouvernée mais reliée aux autres, dans l’école de Maria Montessori[4] ; nous évoquerons la tradition des jardins ouvriers et familiaux européens, mais également le premier exemple de planification urbaine et écologique, la ville de Savannah, fondée en 1740 par Oglethorpe en Caroline (USA) et en collaboration avec les Indiens Creeks et Yamacraws. Joëlle Zask nous présente également les initiatives récentes les plus prometteuses, comme la ville de Todmorden[5] ou les jardins partagés de New York, à visées économique, politique et sociale ; enfin le Mouvement des Sans-Terre brésilien, dont les revendications d’accès à la terre cultivable sont indissociables de leur conquête de la citoyenneté, réaffirme le lien indéfectible entre les droits politiques et le droit de cultiver et d’habiter la terre comme lieu commun.

Le jardinage est politique : individualité, société, démocratie par le bas

L’étude des liens historiques entre démocratie et paysannerie permet de mettre en évidence le caractère profondément politique du travail de la terre.

Tout d’abord, en cultivant la terre, on se cultive soi. En effet, la relation qui lie le « gardien » à sa parcelle étant bidirectionnelle, le jardinier n’est pas moins transformé par l’expérience du jardinage que le sol qu’il laboure. Mais il n’est pas seul ni isolé dans sa besogne : le paysan fait partie d’une communauté rurale.

En effet, il est inclus dans un groupe d’individus autonomes mais interdépendants. En cela, les pratiques agricoles sont démocratiques parce qu’elles donnent naissance au groupe. À rebours du mythe du paysan rétrograde, chauvin et hermétique au dialogue, l’organisation ouverte que crée la communauté rurale encourage le développement d’individus maîtres d’eux-mêmes. La société des hommes s’enrichit tout autant de la diversité que le biotope végétal et les principes de la permaculture s’appliquent aussi aux communautés humaines. Pensons par exemple au +, au Brésil, « l’éloge paysan de la pluralité humaine[6] ».

Enfin, le travail de la terre propose une redéfinition de la politique et défend, plus ou moins consciemment, une nouvelle grammaire politique.

L’action politique se voit ainsi « relocalisée », changée d’échelle : en replaçant la politique au cœur de la vie quotidienne, à l’échelle locale, une conception participative, voire directe, de la démocratie peut émerger.

Nous retrouvons ici la « démocratie du quotidien » dans la polis grecque : c’est « dans le détail de sa vie que l’homme comme animal politique prend part à un gouvernement[7] ». La politique s’accomplit dans le gouvernement local et quotidien, se réalise dans les questions concrètes et terre-à-terre par lesquelles nous tâchons de définir les conditions et les modalités de notre existence commune en tant qu’entité politique collective, politeia.

D’après l’expérience des jardins partagés de New York (d’abord dans les quartiers déshérités de Lower East Side ou East Harlem), une véritable démocratie participative ne peut qu’émerger « d’en bas » : il s’agit pour les pouvoirs publics d’inciter (empowerment) les citoyens à prendre leur existence en main, à se réapproprier l’espace public pour en faire un lieu de vie commune, sans pour autant le faire à leur place. Le citoyen est aussi bien destinataire que contributeur des politiques publiques. La démarche est bottom-up, du bas vers le haut[8] : si les conditions institutionnelles extérieures jouent un rôle évident dans l’émancipation de soi, l’intervention des pouvoirs publics ne suffit pas. La liberté politique, comprise comme la faculté de se gouverner soi-même, ne se décrète pas de l’extérieur : elle s’expérimente et se redéfinit en permanence dans l’activité quotidienne, la politique du quotidien, qui commence donc au jardin.

Des glaneuses, Jean-François Millet (1857).

Thérapeutique du jardinage : guérir la terre, nourrir les hommes (et vice versa)

Si jardiner est un geste politique, il est également thérapeutique : en nous réappropriant les questions agricoles, nous pouvons reconstruire notre lien intime avec l’alimentation, lien rompu par l’agriculture industrielle – l’agriculture sans paysans. Ce qui restaure également la tâche noble du métier de paysan : nourrir les hommes et prendre soin de la terre. A Eden, Adam doit « cultiver » le jardin, et en même temps, le garder…

En outre, le souci du monde coïncide avec le souci des hommes et avec le souci de soi : le jardinage, par ses vertus thérapeutiques, répare les vivants et restaure la sociabilité abîmée. En cela, la thérapie horticole se révèle comme « soin », une activité de care et de cure[9]. Soigner le monde, c’est aussi se guérir soi-même : nourrir la terre, c’est aussi restaurer le lien social dans des collectivités brisées et en quête de sens.

Un mode de vie démocratique

Cultiver et se cultiver : du travail de la terre émergent des hommes épris de liberté, d’indépendance et d’autonomie, mais également de solidarité et de participation, toutes ces valeurs étant au cœur d’un « mode de vie démocratique », d’un « état d’esprit démocratique ».

Ni utopie romantique d’un retour à la terre originelle mythifiée, ni collectivisme sous contrôle de l’Etat destituant les paysans de toute initiative, l’écologie démocratique réaffirme l’équilibre entre individuation et socialisation, et par là l’essence même du politique ; il s’agit du processus quotidien par lequel les hommes décident de leur existence collective, répondant à la grande question : comment voulons-nous vivre ?

Pour aller plus loin :

– Pour glaner d’autres références : Joëlle Zask, La démocratie aux champs, La Découverte, 2016.

– Pour découvrir l’activiste indienne Vandana Shiva qui lutte pour la sauvegarde de la diversité des semences et contre la biopiraterie, marchandisation du vivant : Lionel Astruc, Vandana Shiva, pour une désobéissance créatrice, Actes Sud, 2014.

– Une première approche de John Dewey, tête de file du pragmatisme américain : Joelle Zask, Introduction à John Dewey, La Découverte, 2015.

– Un peu d’histoire, sur les traces de Jefferson et de l’agrarisme américain : A. Whitney Griswold, The Agrarian Democracy of Thomas Jefferson, American Political Science Review, 1946. Thomas Jefferson développe son idéal de « démocratie agricole » dans sa correspondance. Vous trouverez des références de lettres plus précises dans l’ouvrage de Joëlle Zask.

– Découvrez un exemple réconfortant, l’expérience fondatrice de la ville de Totnes (Angleterre) qui a lancé le mouvement des villes en transition, une démarche dans laquelle s’inscrit le Plan B. https://transitionnetwork.org/ et le Manuel de transition de Rob Hopkins, présenté ici : Pour mieux comprendre les concepts de transition, de résilience, rien ne vaut un bon livre !

– Pour s’engager à Nancy et mettre les mains dans la terre pour reconstruire la démocratie : association Racines Carrées (http://www.racines-carrees.fr/)

(Soutenez le commerce local : procurez-vous ces livres à la librairie L’autre Rive, 9 rue du pont Mouja, Nancy !)

Focus : l’expérience selon John Dewey

L’expérience est au cœur de la philosophie de John Dewey, chef de file du « pragmatisme » américain. L’expérience est une méthode en sciences sociales, inspirée des sciences naturelles dans lesquelles l’expérimentation revêt une importance croissante.

Une expérience est un processus par lequel l’organisme interagit avec son environnement. L’interaction est adaptation, et cette adaptation est bidirectionnelle : l’adaptation de l’organisme est relative à l’environnement, qui se modifie également sous son effet.

Dewey lutte contre une interprétation dévoyée de Darwin, l’évolutionnisme. Cette pensée émerge dans les sciences humaines des années 1850 et persiste jusqu’en 1940 (Bachofen, Tylor, Morgan, Auguste Comte). Elle est poussée à l’extrême dans le spencerisme, ou darwinisme social, une transposition du concept d’évolution des espèces chez Darwin à des questions de politique sociale.

Dewey, au contraire, défend une conception démocratique de l’expérience, dans laquelle préside l’incertitude, puisque la fin (le télos) n’est pas définie par avance.

L’expérience est un processus ouvert : les individus sont certes façonnés par leur environnement, ils sont en partie produits par les circonstances extérieures qui conditionnent leur évolution ; mais en réagissant à leur environnement, ils le modifient en retour. L’adaptation est active, les liens entre l’organisme et son environnement sont à double sens. Rien n’est joué d’avance dans la liberté humaine.

Dewey s’efforce, dès les années 1910, d’appliquer l’expérimentalisme au domaine spécifique des relations humaines (« si l’idée pragmatique de la vérité a elle-même une quelconque valeur pragmatique, c’est parce qu’elle représente le fait de faire passer la notion expérimentale de la vérité qui règne dans les sciences, d’un point de vue technique, dans les pratiques morales et politiques, d’un point de vue humain[1O] »). L’expérience chez Dewey est un processus ouvert, permanent, et se déroule sur le temps long.

Cette notion d’expérience a influencé les premières théories participatives de la démocratie : une assemblée citoyenne ou un conseil de quartier sont des exemples d’expérience ouverte au sens de Dewey.

Le jardinage, surtout quand il est effectué en communauté, constitue également une expérience : un processus par lequel la parcelle est tout autant transformée que le jardinier, et par lequel se créent des liens, des sociabilités et du dialogue, éléments-clés d’un mode de vie démocratique.

[1] Joëlle Zask est enseignante-chercheuse en philosophie politique, elle enseigne au département de philosophie de l’université Aix-Marseille. Spécialiste du pragmatisme américain, elle a notamment publié une Introduction à John Dewey (La Découverte, 2015). La démocratie participative traverse toutes ses recherches.

[2] P.10 : tout « commence », si l’on peut dire, par le jardin d’Eden qui donne le ton : Adam, dit le texte biblique, doit « cultiver » le jardin, et, en même temps, le « garder » (shomer, équivalent du care), c’est-à-dire en prendre soin.

[3] Sur la notion d’ « expérience » chez John Dewey, voir encadré « focus ».

[4] P.10 : comme à l’égard d’un enfant, cultiver c’est garder, garder c’est cultiver.

[5] Todmorden, ville à l’origine du mouvement « Incredible Edible » (les Incroyables Comestibles »), pour faire la révolution en plantant des graines : https://www.incredible-edible-todmorden.co.uk/

Un bref résumé des débuts du mouvement : http://lesincroyablescomestibles.fr/todmorden-aux-origines-du-mouvement/

[6] P.177 : à partir de 1890, […] des dizaines de milliers de paysans pauvres ou sans terre affluent de tous côtés pour former une immense « communauté » autogérée bien assise sur quatre piliers : la justice, la piété, le travail libre et l’indépendance alimentaire.

[7] P.137 : [faire du paysan] un « animal politique », au sens qu’Aristote a donné à cette expression pour définir la nature humaine.

[8] P.200

[9] P.120 : le jardin thérapeutique se révèle comme soin au double sens du terme : prendre soin et soigner, care et cure.

[10] John Dewey, The Problem of Truth, P.31, cité par Joëlle Zask dans Introduction à John Dewey, La Découverte, 2015.

2 Commentaires

  1. Merci pour ces références fort utiles ! Je vous suggère d’y ajouter « La Florida ». Édition Kaïros Nancy, qui relate l’expérience démocratique de paysans ayant conquis la terre au Guatemala.

  2. Pour mettre les mains dans la terre et participer à un renouveau démocratique allez voir le site
    « par-delà les murs ».(pardelalesmurs.fr)
    Allez aussi voir sur place le jardin partagé d’ARTEM et si le cœur vous en dit venez participer à ce jardin !

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