« Un jour votre père est tombé malade. Du covid. Il a 96 ans, et son transfert de l’Ehpad à l’hôpital ne peut servir qu’à limiter sa souffrance. Vous avez l’autorisation de le voir, vous, masquée et entièrement revêtue de plastique, lui, incapable de vous parler, mais vous avez réussi à établir le contact, votre dernier échange avec lui. Il meurt deux jours plus tard.

Sa vie se serait sans doute terminée un peu plus tard bien sûr. Et beaucoup se diront qu’un gros tiers des décès concernant les résidents des Ehpad, c’est un moindre mal, mieux vaut ça que de voir des jeunes mourir de la pandémie. Mais vous avez toujours aimé votre père, votre modèle, et, encore sous le coup de la dernière visite, vous le pleurez amèrement. Dans notre civilisation, on le sait, nous ne sommes pas préparés à la mort, ni à la nôtre ni à celle des êtres aimés. Sans doute faudra-t-il un jour cesser de faire de la mort ce qu’elle est devenue dans notre société contemporaine, et elle seule : un tabou. En attendant, non, l’âge ne change rien à l’affaire.

Et puis tout de suite vous réalisez que la « distanciation sociale » fonctionne aussi entre vous et le défunt. On vous apprend que le corps sera mis dans une double housse de plastique, puis dans le cercueil, et sera incinéré dans une semaine car les crématoriums sont débordés.

Pas question de pouvoir accompagner le défunt dans son dernier voyage : le corps de votre père représente apparemment encore un danger trop grand, enfin ça ou autre chose que vous n’avez pas à savoir. Vous avez lu récemment que le gouvernement soucieux d’humanité avait autorisé la famille proche à se réunir à l’enterrement pour un bref moment, c’est déjà ça. Mais l’enterrement n’est pas l’incinération. La préfecture, contactée, vous répond que c’est « l’opérateur funéraire » qui prend la décision car « vous comprendrez bien que, connaissant les lieux, il (l’opérateur) est mieux à même que l’administration de prendre les décisions ». Sans doute y a-t-il une grande distance (physique cette fois, pas sociale), entre le crématorium et la préfecture… L’opérateur funéraire vous dit de ne pas venir.

« Tout de suite, vous réalisez que la « distanciation sociale » fonctionne aussi entre vous et le défunt. »

Et l’enterrement alors ? Et bien, il va falloir attendre car la famille est comme beaucoup dispersée. Et la veuve du défunt, votre mère, résidait avec lui en Ehpad, confinée d’autant plus strictement qu’elle est probablement porteuse du virus, il n’est pas question qu’elle puisse sortir ne serait ce qu’un instant de l’Ehpad. Alors que faire ? Et c’est ainsi que vous comprenez que vous êtes privée de tout rituel, de toute rencontre familiale même brève qui vous aurait permis de vous rendre compte pour de bon que votre père est décédé. Vous avez le sentiment d’un vide, d’une page non écrite, de quelque chose d’irréel. Et au chagrin s’ajoute l’amertume, et même la colère.

Mais vous n’êtes pas au bout de vos peines. Car comment expliquer tout ça à votre mère ? Elle est seule dans sa chambre allant « du lit à la fenêtre et puis du lit au lit », comme disait Brel, ressassant les mêmes idées à longueur de journée, la vue déficiente empêchant la lecture, le cerveau embrumé par le grand âge et le désarroi. Seul son téléphone la relie au monde, c’est à dire à sa famille car le monde se rétrécit avec l’âge. Comment lui expliquer inlassablement, plusieurs fois par jour car la mémoire n’est plus là, que, non, nous ne pourrons pas venir ce week-end, que nous ne savons pas quand papa sera enterré ?

La distanciation sociale la tue, d’isolement, de tristesse et d’ennui. L’enfer, c’est l’absence des autres. »

L’administration devenue surprotectrice, d’autant plus qu’elle ne l’a pas été assez au départ, a décidé de prendre soin des vieux, devenus mineurs sans doute, en leur imposant la « distanciation sociale » pour une durée indéterminée. La distanciation sociale (glaçante expression) protège votre mère du virus. La distanciation sociale la tue, d’isolement, de tristesse et d’ennui. L’enfer, c’est l’absence des autres.

Et vous avez alors un sentiment d’impuissance totale, et vous ne comprenez pas quel enchaînement de fatalité, de peur, de négligences, d’erreurs, d’intérêts, de mesquineries a pu nous conduire à cette inhumanité. »

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