Faut-il revenir à la nature ?

L'écologie nous dit que le mode de vie industriel qu'on a instauré nous échappe par ses conséquences. On nous annonce aussi que notre civilisation va "s'effondrer". Cela signifie-t-il qu'on doit revenir à la nature? C'est toute la question.

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Notre époque s’accompagne d’une prise de conscience croissante de l’incapacité du « développement durable », d’un capitalisme vert, à résoudre le problème écologique. Il apparaît de plus en plus que la lutte contre le réchauffement climatique et la dégradation des écosystèmes nécessite, au moins, de renoncer à la croissance économique comme objectif de notre société. En effet, c’est cette croissance qui motive la surexploitation des ressources naturelles qui est la cause du problème écologique. Mais cette prise de conscience ne s’accompagne pas forcément d’un changement dans les pratiques ; elle peut conduire à la négation du problème en question et à la fuite en avant dans la consommation, la production, etc., comme on le voit par exemple dans l’Amérique de Trump.

Pourquoi ? Ce refus résulte sans doute de causes multiples. Je me concentrerai ici sur l’une d’entre elles : l’imaginaire qui accompagne le modèle productiviste et que l’anthropologue Philippe Descola appelle le naturalisme. Qu’est-ce que le naturalisme ? Il consiste à présupposer que la « culture », ou la « civilisation », qui comprend la technique, la science, en somme l’ensemble des créations humaines contemporaines, serait le propre de l’être humain et ce qui fait sa valeur. À l’opposé, la « Nature », elle, serait sauvage, hostile à l’être humain, gouvernée par des causes purement mécaniques et aveugles. L’être humain ne pourrait alors s’affirmer que contre la Nature, et par sa domination. C’est cette vision que relaient les partisans du modèle social actuel lorsqu’ils soupçonnent le mouvement écologiste de vouloir nous ramener à « l’âge de pierre », de refaire de nous des « hommes des cavernes », notamment en prônant la sobriété et la décroissance. Dans leur esprit, la seule alternative à la civilisation moderne, c’est la survie dans la misère, une vie inhumaine. Or cette conception de la nature n’est pas conforme aux faits, car elle met de côté l’interdépendance avec la nature qui caractérise notre existence. L’écologie ne va pas nous faire revenir « à l’âge de pierre », tout simplement parce que cet âge de pierre, pas plus que « l’homme des cavernes » n’ont pas existé tels qu’on les imagine. Un anthropologue comme J.C. Scott a montré récemment, dans son ouvrage Homo domesticus, que la vie des hommes était bien plus difficile dans les premiers Etats que dans le mode de vie nomade, où le mouvement permanent permettait d’éviter les maladies et les famines qui pouvaient frapper la population sous la coupe des Etats. Par ailleurs l’anthropologue Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives) a montré que les hommes vivant dans un état précédant la sédentarisation n’avaient pas besoin de plus de cinq heures de travail par jour pour se procurer le nécessaire pour vivre. En somme, la nature n’est pas un environnement par nature « hostile » contre lequel nous devons nous battre. Cette représentation est héritée d’une certaine forme de darwinisme, qui projette la compétition et la violence humaines dans l’environnement naturel, et des caricatures du « méchant loup » mangeur d’hommes. Or ce n’est pas là sa « nature », comme Baptiste Morizot l’a montré dans son livre Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant.

Cependant, à l’opposé de ce cliché, il y en a un autre, auquel n’échappe pas toujours le discours écologique. En effet, s’il est vrai que la civilisation moderne est la cause de la crise écologique, est-ce qu’il ne faudrait pas revenir à ce qui la précède ? Est-ce qu’on ne devrait pas revenir au mode de vie qui a précédé le monde moderne ? C’est là le cliché rousseauiste d’un « état de nature » bénéfique, fait de paix et d’harmonie entre les hommes, et des hommes avec le monde, qui aurait été remise en cause par le développement technique. C’est ce mode de vie qu’on met en avant quand on prône un retour au village, à la campagne, etc. On peut craindre que des mouvements comme celui de P. Rabhi ou de « l’écologie intégrale » ne tendent plutôt vers cette direction. Face aux problèmes du présent, on a tendance à projeter dans notre passé une situation qui aurait été « meilleure », voire idéale ; un paradis perdu, en somme. C’est là une forme de naturalisme inversé, mais qui n’est pas moins fallacieux que le précédent. Il présuppose, comme le premier point de vue que nous avons cité, qu’avant notre époque industrielle, il y en avait une autre, radicalement différente. Sauf que cette fois elle est présentée comme meilleure. Le lieu de l’utopie est alors simplement inversé ; elle n’est plus dans le futur, dans le développement technologique, mais dans le passé. Mais c’est une autre façon de s’imaginer un monde parfait qui au fond n’exista jamais. Il n’y a pas d’état primitif comme état bénéfique et harmonieux, puisque l’être humain n’a toujours utilisé la technique et son travail pour modifier le monde, et que les premiers êtres humains n’étaient pas moins soumis à des passions ou des affects que nous, même si ce n’était pas les mêmes. Les modes d’organisation sociale qui ont précédé la nôtre ne manquaient pas non plus de défauts, vis-à-vis du notre : faible importance de l’individu, poids des traditions, etc. Par ailleurs, la Nature, pour n’être pas hostile en soi, n’est pas non plus bonne en elle-même. Elle « est » tout simplement. elle est l’environnement avec lequel nous avons à vivre, et sans lequel nous ne pouvons pas vivre ; nous ne pouvons pas vivre sans quelque chose d’extérieur à nous dont nous tirons notre subsistance. La Nature est indifférente à notre existence ; elle « est ».

Aussi faut-il peut-être renoncer aux utopies, ou à l’absolu : le monde de demain ne pourra pas être le monde futuriste et entièrement auto-régulé via la technologie qu’on  anticipait jusqu’à il y a encore peu de temps, mais il ne sera pas non le retour à une origine florissante et harmonieuse. Tout comme nous sommes « condamnés à être libres » (Sartre), nous sommes condamnés à inventer ce monde futur, qui ne sera sans doute pas parfait, pas exempts d’injustices et de souffrances, mais qui sera vivable à long terme. Il est impossible pour cela de partir d’un modèle du passé, car notre monde ne pourra se construire qu’à partir de notre situation présente : des nos techniques, nos habitudes, nos valeurs, et nos problèmes. La question est donc plutôt de savoir quel monde futur nous voulons créer, à partir de ce qui existe déjà. Or ce monde ne pourra ni être un monde séparé de la nature, ni un monde « revenu » au naturel, vu qu’on ne cesse jamais d’être « dans » ou « avec » la nature. Puisqu’on dépend de la nature, il apparaît alors tendre à rendre ces rapports mutuellement bénéfiques, puisqu’en se souciant du reste du vivant et du monde extérieur nous nous soucierons alors de nous-mêmes comme société et êtres vivants. Ainsi, c’est un principe de réciprocité qui doit guider nos rapports avec la nature, dans la mesure où la réciprocité signifie, dans une interaction, la contribution équilibrée des partenaires à cette interaction. C’est ainsi l’application de ce principe de réciprocité qui permettra, à long terme, la résolution de la crise écologique. Il faut donc moins revenir à la nature ou la quitter que vivre « avec » elle.

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